地震です!

Namazu

Blanc, noir, blanc, noir, blanc…

Blanc, noir, blanc, noir, blanc…

J'observe de manière passive le curseur de mon éditeur de texte qui clignote sans interruption. Les couleurs se succèdent avec l'impassibilité d'une machine qui ne demande jamais son dû. Infatigable, ses circuits répéteront cette même instruction à l'infini. Seule une défaillance matérielle serait en mesure de mettre fin à ce zèle.

Face à ce labyrinthe de transistors mes neurones font bien piètre figure. Chargés avec l'importante tâche de remplir le fichier qui me fait face ils refusent systématiquement d'éxécuter leur peine. Tout prétexte est bon pour se dérober et leur créativité n'est exploitée que dans le seul objectif de trouver des justifications à leur indolence. Ils refusent d'écrire le moindre mot et ne cessent de plaider que leur tâche est d'une futilité sans nom.

Bien malgré moi, j'ai beaucoup de mal à nier cette inutilité. Le document qui m'occupe n'est ainsi rien d'autre que le manuscrit de ma thèse de maîtrise. Document dont le nombre de lecteurs se comptera dans les doigts d'une main et qui finira oublié dans les archives de l'université. Une ultime formalité avant la délivrance que constituera la remise de mon diplôme. La date du rendu aurait pu se révéler salutaire dans la lutte contre mon enlisement, mais son éloignement dans le temps fait que le glas fatidique de la deadline ne me parviens que sous la forme de murmures étouffés, imperceptibles car noyés dans le brouhaha quotidien.

Incapable d'avancer, je laisse mon regard vaquer autour de moi. La salle dans laquelle je me trouve est typique de celles que l'on donne en pâture au prolétariat du monde académique; post-docs, étudiants en master et assistants doctorants. Adulescents par excellence, ils ont l'art de transformer leur lieux de travail en des reflets sans équivoque de leur mode de vie. La salle est ainsi pratiquement vide alors que la matinée entame sa dernière heure. Les bureaux trahissent pourtant une activité bien présente qui reste pour l'instant encore invisible. Sur chaque table s'accumulent des mélanges disparates d'objets en tout genre; des articles scientifiques côtoient des restes de nourriture et des mouchoirs usés. Les étagères qui les surplombent sont remplies de monographies au poids intimidant et de bouquins rarement ouverts dont la longueur des titres fait office d'indicateur de statut social. Les armoires quant à elles débordent de cartons vides et de périphériques informatiques témoins d'une autre époque. Située un retrait des bureaux, la cuisine commune ne détonne également pas par rapport au reste; des tours instables de vaiselle salle sont empilées sans grande précaution dans l'évier et des paquets de thé et café eventrés traînent un peu partout. Mais le summun reste le frigo qui a l'art de servir de leçon vivante sur les micro-organismes et la décomposition plutôt que d'être un garde-manger.

Où que l'on se trouve dans le monde ces salles pour grad students restent très similaires entre elles car ce n'est pas le pays qui importe dans ce cas mais bien leurs occupants et ces dernier ont tendance à avoir les mêmes habitudes.

Malgré cela plusieurs indices viennent quand même trahir le fait que je me trouve au Japon et non plus en Suisse. Ainsi La boisson caféinée régnant en maître ici n'est pas le café mais bien le thé vert. En poudre sous forme de matcha, en feuille ou en sachet on le trouve ici dans une diversité de formes rarement vues en Occident. Les Japonais en sont très friands et rien de mieux pour le montrer que la sophistication qu'ils apportent à leur bouilloires. Alors qu'en Europe un buveur de thé doit la majorité du temps se contenter d'une résistance électrique rustre brûlant sans ménage les arômes les plus fins de la feuille de camellia sinensis, ici on a le luxe de pouvoir contrôler la chaleur de l'eau au centigrade près.

Les konibinis sont de véritables institutions au Japon. On pourrait les décrire comme étant des supérettes de proximité mais cela ne leur rendrait pas justice. Le roman Convenience Store Woman réussi bien à retranscrire leur atmosphère si particulière.

Ces bouilloires jouent également un rôle clé dans la préparation de nourriture instantanée disponible en abondance dans les konbinis si communs à Tokyo. Les paquets de ramens sont bien sûr le choix le plus populaire mais on trouve également des produits plus exotiques comme les yakisoba—des nouilles sautées au sarrasin—ou l'okonomiyaki, souvent décrit comme un hybride entre une pizza et une omelette mais dont le goût le rapproche plus d'une crêpe salée. Peu équilibrés mais rapides, ces plats font office de dernier recours; Sapé par une fatigue mentale engourdissante après un journée de recherche improductive, le dernier effort que l'étudiant est prêt à consentir est de remplir un bol d'eau bouillante et de…

“Jishin desu! Jishin desu!” des cris retentissent dans la salle. Sonné par ces glapissements je cherche leur source, “Jishin desu! Jishin desu!”. Le timbre légèrement métallique de la voix suggère que son origine est synthétique. “Jishin desu! Jishin desu!” chaque exclamation est entrecoupée par une sirène d'alarme évoquant l'ère soviétique et l'angoisse atomique qui y régnait. Toutes ce évocations commencent à m'inquiéter mais la signification du message me reste toujours inconnue.

Jishin… ce mot me semble familier, j'ai du l'apprendre assez récemment. Je commence à fouiller les tréfonds de ma mémoire dans l'espoir de dénicher son sens. Ji veut souvent dire terre mais qu'en est t'il de shin? Divin? Vibration? Humm…

“Ah oui! je me souviens maintenant, c'est tremblement de terre!”

“Merde…” La satisfaction de l'eurêka laisse vite la place à l'horreur de devoir affronter néo-Fukushima. Paniqué, j'agrippe mon téléphone intelligent et je remarque qu'il était à l'origine de l'alarme. Une notification entièrement écrite en runes chinoises trône sur l'écran, mais un caractère en particulier attire mon attention:

fort, puissant

Puissant? Je déglutis à sec.
Ma vision se charge d'images funestes. Des panaches de fumée noire, des hurlements et sanglots, le retentissement d'alarmes, des bâtiment s'écrasant sur le sol, des amas de débris, finir enterré vivant.

Je ne perds pas une seconde et me cache désespérément sous mon bureau.

Silence. Rien ne se passe.

L'agence météorologique japonaise s'occupe de signaler ces alertes. Elles sont diffusées à travers les téléphones, radios et télévisions.

Je lance à nouveau un regard sur mon smartphone pour confirmer que je ne me suis pas trompé. Bien que je n'arrive pas à déchiffrer l'entièreté du message les mots tremblement de terre et fort sont bien présent dans la notification. J'ai du mal à croire qu'ils (un organisme étatique surveillant les catastrophes naturelles?) prendraient la peine d'envoyer un message d'alerte pour dire qu'il n'y a pas de tremblement de terre.

Quelques minutes s'écoulent, je n'entends rien d'anormal. Je me risque à tendre la tête hors de la protection de la table. Ma rangée de bureaux semble inchangée, toujours aussi peu d'activité; à l'autre bout de la salle un étudiant d'origine asiatique pianote de manière apathique sur son clavier. Son regard vide indifférent me laisse supposer qu'il n'est pas du tout alarmé par la situation.

Etait-ce juste une erreur? Faiblement rassuré je m'extrais de mon abri de fortune. Craignant qu'un mouvement brusque déclenche la catastrophe je reste très mesuré dans mes déplacements et je m'assied prudemment sur ma chaise.

De nouveau face à mon manuscrit je dois me rendre à l'évidence que l'alerte était probablement due à un dysfonctionnement du système. Le document n'a bien sûr pas avancé d'un iota. Sa fin reste toujours aussi lointaine et la frayeur d'il y a quelques instants laisse très rapidement la place à un ennui banal et familier. Avec un soupir, je me remet à la tâche. Pataugeant une fois encore dans le marasme de la page blanche, je n'arrive pas à réprimer le sentiment qu'une partie de moi aurait préféré l'alternative du tremblement de terre…

6 janvier 2018